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Voyageurs des strates
22 mars 2008

Vu dans le Figaro

Un barrage au centre de la Terre

De nos envoyés spéciaux à Sainte-Engrâce, Jacques-Olivier Martin et Guillaume Mollaret20/03/2008

La Shem a relevé un défi vieux de 50 ans : construire un barrage, à 700 mètres de profondeur, au cœur des Pyrénées.

C'est un scénario pour les amateurs de Jules Verne. Imaginez le fond d'une vallée verdoyante au cœur des montagnes des Pyrénées, à quelques kilomètres de la frontière espagnole. La route grimpe mollement en lacets. Au détour d'un tournant, accrochée aux flancs plus hostiles, une petite auberge aux murs blancs et une petite église presque perdue. La fin du voyage ?

Pas si sûr. En poussant plus loin, rouleaux compresseurs et bulldozer achèvent un chemin très abrupt qui se heurte 400 mètres plus haut à la montagne. Terminus. Il n'y a cette fois plus que la nature. Enfin presque. Dans ce décor grandiose, le regard est attiré par une porte verte collée à la roche. L'obstacle franchi, se dessine un tunnel horizontal de deux mètres de haut et d'un peu plus d'un mètre de large. C'est le début d'un voyage au centre de la Terre. Très vite, il ne reste plus que le bruit des pas, un léger froid (5 degrés toute l'année) et une galerie qui ne semble jamais s'arrêter. Bifurcation vers la droite, puis vers la gauche. Peu à peu la Terre commence à gronder. On poursuit, et après 660 mètres, c'est le bout du tunnel.

À 700 mètres sous le sommet de la montagne, s'épanouit la salle de la Verna, joyau du gouffre de la Pierre-Saint-Martin, un gruyère de 360 kilomètres de galeries et de cavités rendues célèbres par la caméra d'Haroun Tazieff dans les années 1950. Chaque année, les spéléologues viennent l'explorer par centaines. La Verna est la plus grande caverne jamais découverte en France. Une véritable cathédrale de 190 mètres de haut pour 250 mètres de large. Tellement immense que les lampes frontales ne permettent pas d'en distinguer les limites.

Le tunnel débouche sur un balcon formé d'immenses rochers presque à mi-hauteur de la salle. La condensation est telle que de fines gouttelettes flottent comme un léger nuage. Sur la gauche, au loin, la rivière Saint-Vincent dévale la pente en cascade en s'enfouissant sous la terre. Étrange sensation où se mêlent vrombissement et paix intérieure. «Cette salle est si grande que ses premiers découvreurs ont cru qu'ils se trouvaient à l'extérieur après l'avoir atteinte… On pourrait y faire entrer six fois Notre-Dame de Paris !», s'émerveille Bernard Bertuola. Ce quinquagénaire à la veille de la retraite n'est pas spéléologue, mais chargé de projet pour la Société hydroélectrique du Midi (Shem). Cette filiale du groupe Suez, spécialisée dans la production électrique, vient d'achever dans la plus grande discrétion la construction d'un barrage au sein même de la salle de la Verna. Un projet «fou», indissociable de l'histoire de ce lieu culte pour les spéléologues de toute la planète.

EDF renonce en 1960

L'aventure hydroélectrique débute en 1956, cinq ans après la découverte du massif par Tazieff et ses compagnons, et trois années après l'entrée de trois spéléologues lyonnais dans l'immense salle de la Verna. «Nous avons en fait repris un projet ancien mené par EDF dès 1956», explique Bernard Bertuola. À l'époque, l'opérateur historique est en pleine frénésie de construction de barrages hydrauliques. D'abord intéressé par les capacités que semble offrir la rivière Saint-Vincent, EDF renonce à son projet en 1960, après avoir creusé pendant quatre ans cette roche pyrénéenne. Le site ne délivre pas la capacité de production électrique escomptée. Loin d'être abandonné, le tunnel construit par EDF est depuis utilisé par les spéléologues, les vrais conservateurs de ce qui est devenu le premier centre européen de spéléologie.

Sans le soutien de ces passionnés, aucun barrage n'aurait pu être envisagé. Les ingénieurs de la Shem le savent. Il a fallu gagner leur confiance et convaincre les communes. «L'adhésion s'est faite sans difficulté», reconnaît Bernard Bertuola qui a lancé le projet à la fin des années 1990. Car chacun y voit son intérêt. Michel Douat est spéléologue. Avec son compère Jean-François Godart, du comité départemental de spéléologie, ils ont suivi le chantier industriel avec un vif intérêt. «La construction de ce barrage est faite dans le respect de l'environnement. Des études sur le biotope ont été menées. Et les risques pour l'environnement sont très limités», expliquent-ils en montrant un Aphaenops. Ces petites bêtes, d'apparence semblable à des fourmis, sont en fait des coléoptères. Dépigmentées et dépourvues d'yeux, elles ont développé, en l'absence de lumière, une grande sensibilité tactile pour dévorer bactéries et humus. Jusqu'ici seuls compagnons des Aphaenops, les spéléologues veulent profiter du projet hydroélectrique pour démocratiser leur activité, méconnue du grand public.

Les collectivités locales se laissent également séduire : l'aménagement de l'accès au tunnel va permettre de rendre accessible aux touristes, dès cette année, l'accès à la salle de la Verna. Un site qui devrait rapidement décrocher ses trois étoiles au Guide vert de Michelin, tant le lieu est spectaculaire et chargé d'histoire.

Le plus dur restait à faire : mener à bien l'incroyable projet. Au centre de la Terre, ce ventre immense et vide se remplit du vacarme de la cascade creusée par la rivière Saint-Vincent. Juste en amont, quand l'eau est expulsée de la roche pour entrer dans la salle, le torrent est piégé par une retenue d'eau ; en fait une petite piscine de quatre mètres de profondeur et de quelques mètres de large, à peine. Depuis ce petit barrage, une conduite forcée capte l'essentiel du débit en l'absence de crue et achemine l'eau vers une turbine installée près de quatre kilomètres plus bas dans le village basque de Sainte-Engrâce.

Avant de gagner la forêt, puis de plonger dans la vallée jusqu'au village, la conduite de 60 centimètres de diamètre emprunte le même chemin que la galerie jadis creusée par EDF. À 70 centimètres sous le chemin initial. D'où la nécessité de faire appel aux explosifs pendant des mois. Avec minutie. Avant chaque explosion, un homme partait s'installer dans la salle de la Verna pour empêcher les éventuels spéléologues en fin de course d'emprunter cette sortie creusée par EDF. Équipé de sa lampe frontale, ce gardien faisait le gué à côté d'un grand coffre rempli de matériel de survie, de nourriture et un matelas, au cas où le tunnel s'obstruerait pendant plusieurs jours.

Aucune grosse machine n'a pu pénétrer dans la salle de la Verna. Béton, sable, poutrelles en acier ont donc été acheminés à la main ou sur de petits chariots. «Pour construire le barrage, il a fallu relever un véritable défi humain», s'enthousiasme Bernard Bertuola. Parmi les difficultés à surmonter : la nécessité de détourner le lit du torrent afin d'assécher la partie où est aujourd'hui construite la retenue d'eau. Il a également fallu fixer à la falaise une passerelle qui permet aux hommes d'accéder au barrage, et à la conduite forcée de rejoindre la galerie creusée de 1956 à 1960 par EDF. Un travail mené par l'entreprise pyrénéenne HC, spécialisée dans les travaux spéciaux liés à l'environnement de montagne. «Les gars étaient retenus par un filin et ont travaillé en suspension… Un vrai travail d'acrobate», explique l'ingénieur de la Shem.

L'investissement pour la filiale de Suez s'élève à 6 millions d'euros pour environ deux ans de travaux. Un coût relativement faible qui devrait permettre au site de Sainte-Engrâce de devenir rentable d'ici à dix ans. À cet égard, la Shem peut dire merci à EDF, qui a préalablement œuvré à faire substantiellement baisser les coûts du chantier… Sans forage préalable du tunnel, le coût du projet aurait été beaucoup plus élevé et le barrage n'aurait jamais existé.

Les premiers essais ont débuté en janvier. D'ici à quelques jours, le barrage de la Verna, ouvert au grand public pour la première fois le 5 et 6 avril prochain, délivrera pour des décennies ses 4 MW. C'est bien peu comparé au barrage des Trois Gorges en Chine, 4 500 fois plus puissant, mais c'est suffisant pour subvenir aux besoins annuels en électricité de 20 000 personnes. Des privilégiés qui ne sauront jamais que leurs ampoules sont alimentées depuis le centre de la Terre.

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